Un jeu se définit par l'ensemble de ses règles " écrivit Claude Lévi-Strauss dans son
Anthroplogie Structurale. Comme beaucoup de joueurs sans doute, j'ai d'abord été choqué par une
définition qui me semblait réductrice, voire méprisante. Un jeu, m'exclamai-je intérieurement, c'est
beaucoup plus que cela. C'est une ambiance, c'est un univers, c'est aussi des joueurs. Pourtant, la
réflexion aidant, je suis peu à peu revenu à cette définition: ce qui fait la spécificité du jeu, ce qui le
différencie de toutes les autres activités humaines, c'est qu'il est totalement réglé, tant dans son
déroulement que dans ses objectifs. Et si c'est là sa spécificité, c'est sans doute aussi pour cela
que l'homme - et moi en particulier - a besoin de jouer.
Pourquoi aurions nous besoin de règles? Sans doute parce que le monde réel n'en a pas, ou pace
que s'il en a, elles nous sont incompréhensibles. Dire que la vie est une jeu est une banalité, mais
c'est aussi un truisme. La vie est tout le contraire d'un jeu.
Tout jeu présuppose la connaissance de ses règles. Nul ne connaît avec certitude et précision les
"règles de la vie".
Tout jeu a un but. Quel est le but de la vie? L'argent? le sexe? Sauver les baleines?
Lequel d'entre nous sait quelle est sa place exacte, son rôle exact dans la société? Lequel d'entre
nous peut affirmer clairement et sereinement, en me regardant droit dans les yeux, qu'il est bon ou
mauvais?
L'évolution historique s'est traduit, comme Durkheim l'avait déjà bien vu il y a un siècle, par une
complexité croissante de l'organisation sociale, de ses règles et de ses solidarités. Devenue trop
complexe pour être compréhensible par l'homme pour lequel et par lequel elle est pourtant
construite, la société devient un univers illisible, étranger, bientôt hostile. Dans un tel contexte, il
n'est nul besoin d'être névrosé pour connaître une "angoisse anomique" face à au mystère social.
Pour certains joueurs, des rôlistes notamment, le jeu relèverait de l'évasion. D'autres, au premier
rang desquels les wargameurs, y voient une simulation, une tentative de reproduction du réel. Les
joueurs d'échecs ou de go préfèreront parler de défi intellectuel, de compétition. Tous, je crois, se
leurrent. Le jeu n'est pas une évasion, c'est un repli. Le jeu ne cherche pas à reproduire la
complexité du réel, il cherche au contraire à y échapper par la simplification. Le jeu n'est pas un
défi, c'est un renoncement.
Face à l'angoisse du réel, le jeu est un moyen de conserver sa santé mentale. De temps à autre,
l'homme moderne a besoin de faire un break, de laisser là ce monde incompréhensible et de se
reposer en s'installant dans un univers plus petit, plus simple, mieux connu, rassurant. Le jeu est
une simplification, une rationalisation du monde, et il importe donc que cet univers soit entièrement
réglé. Celui qui joue a enfin un but précis, et des moyens précis pour tenter d'y parvenir. Le jeu,
qu'il s'agisse du jeu de société classique, du jeu video ou de jeu de rôle, nous offre pour quelque
temps une place sure. Celui qui joue se pose des questions tactiques ou stratégiques, mais il ne se
pose plus de questions existentielles. Ça le change, ça le repose surtout, ça lui fait du bien. Et
lorsqu'il a fini de jouer, il retourne quelque temps dans un monde réel qui, pour être complexe, n'en
est pas moins, lui aussi, intéressant et digne d'analyse, même si celle-ci est un peu vaine.
Je me souviens, il y a quelques années, avoir défendu cette idée dans une réunion de joueurs de jeu
de rôle grandeur nature. Elle a suscité une hostilité très violente, quelques joueurs affirmant avec
force "le jeu ne simplifie rien, au contraire! Notre univers de jeu est plus riche, plus complexe que le
monde réel". Je comprends bien sûr cette réaction: un repli, même nécessaire, même conscient,
n'est jamais glorieux. Mais ce n'est pas de gloire qu'il est question ici, c'est de lucidité et de
conscience de ses limites.
Celui qui refuse toute alternative au réel, qui cherche jour et nuit à comprendre le monde, s'assigne
une tâche au dessus de ses forces et risque fort de craquer, de sombrer dans la déprime ou la
névrose. Face à l'angoisse du réel, le jeu est un moyen de conserver sa santé mentale tout en
gardant les pieds sur terre, de se reposer sans pour autant renoncer.