Les discussions sur l'athéisme portent souvent sur le sens de la vie. Les religions prétendent fournir des réponses à la question : La Vie a-t-elle un sens ?
La question peut prendre une autre forme : Ma vie a-t-elle un sens ? D'autre part, le mot sens veut dire direction, orientation et aussi, signification.
Je récuse les réponses religieuses à ces questions. Les religions expliquent l'obscur par le mystère. Leurs réponses ne peuvent convaincre que ceux qui croient déjà, ou qui sont prêts à se jouer à eux-mêmes la comédie, à décider de croire en vue de faire taire leur angoisse ou pour toute autre raison, et donc à vivre dans la mauvaise foi (au sens Sartrien du terme).
Ma vie a le sens
que je lui donne
L'humanité telle qu'elle existe résulte de mécanismes biologiques, psychologiques et sociaux, mécanismes non déterministes, qui laissent de la place au libre arbitre (au niveau individuel) et à l'action politique (au niveau global).
Comment se situe ma vie ? Ma vie (en cours) n'a pas en propre un sens, comme une pierre a une masse et un volume. Elle a le sens (la direction) que je lui donne.
Je suis sur terre de par une volonté qui n'est pas la mienne : la volonté de mes parents (ou leur négligence en matière de contraception, ou leur conformisme à une tradition culturelle ou familiale de lapinisme, etc.) Au départ, le sens de ma vie m'échappe. Mais je peux, par mes choix (profession, style de vie, conjoint) donner à ma vie un sens qui est alors le mien.
Tant que je suis vivant (du moins conscient et autonome), le sens de ma vie, c'est l'ensemble des choix que je fais en vue des années qui me restent à vivre. C'est une orientation, motivée par des objectifs (recherche de la célébrité et/ou de la richesse etc. disons recherche du bonheur, pour englober tout ce que chacun de nous met sous ce terme). Cette orientation est constamment modifiable, même si un principe de fidélité à soi-même n'incite pas à se remettre en question.
Une fois mort, le sens que ma vie aura eu, le parcours (minuscule) dans l'espace-temps humain que j'aurai effectué, sera la résultante de l'ensemble de mes actes (une résultante en mathématiques possède de multiples composantes, ce n'est pas un simple nombre positif ou négatif, qui serait déterminé par une balance comme dans les représentations picturales du Jugement Dernier).
Nos vies sont fondées sur, mais non déterminées par, des processus physiologiques, psychologiques et sociaux, que nous pouvons contribuer à modifier globalement (recherche médicale, action politique...) ou pour nous-mêmes (choix d'une vie "saine", ou dangereuse, choix d'un rôle social de créateur ou de leader, suicide...). Nous pouvons donc les orienter, leurs donner des sens.
Il n'y a pas besoin de "Dieu", de prêtre ni de gourou pour cela.
Objection : Tous les humains n'ont pas la possibilité de choisir ou d'orienter leurs vies. Certains n'ont le choix qu'entre des conditions de vie inhumaines et le suicide.
Réponse : Que des populations entières vivent dans des conditions indignes n'invalide pas mes observations, mais fournit un objectif politique urgent : transformer ces conditions. La possibilité d'orienter sa vie de façon significative est une composante essentielle de la dignité humaine. Vous avez mentionné vous-même le suicide qui reste toujours un choix possible. Je m'étonne personnellement qu'il n'y en ait pas plus.
L'individu
face à la société
Par individu, j'entends chacun de nous avec son histoire, sa personnalité, ses goûts ; il ne s'agit pas de l'individu abstrait de Rousseau, de Kant ou des textes juridiques.
Par société, j'entends tous les autres, formant des groupes divers (famille, collègues de travail, compatriotes, coreligionnaires, etc.) Pour citer Georges Palante (Les antinomies entre l'individu et la société, réédité avec une préface de Michel Onfray aux éditions de la Folle Avoine, 1994), c'est l'ensemble des cercles sociaux de toutes sortes auxquels peut participer un individu, ainsi que les relations complexes où il se trouve engagé par suite de cette participation [...] Ce milieu social exerce sur l'individu un nombre considérable d'influences qui s'entrelacent et s'enchevêtrent de toutes façons, qui tantôt s'additionnent et se renforcent et tantôt s'opposent et se neutralisent, mais qui dans tous les cas, agissent sur l'individu soit pour favoriser, soit pour entraver son développement (p.13).
L'individu et la société face à face sont comme deux joueurs d'échecs, ou plutôt comme le taureau dans l'arène face aux toreros et à leurs chevaux, encouragés par la foule. Ce jeu est inégal.
L'individu est face à la société pour un jeu qu'il n'a pas choisi de jouer, car il a été mis au monde de par la volonté de ses parents, influencés eux-mêmes par la société. Il est donc en un sens le produit de la société et obligé de jouer contre (avec ?) elle, un jeu dont les règles implicites et mouvantes se sont mises en place tout au long de l'histoire de l'humanité.
Une vie humaine, c'est une partie (qui s'étend sur des dizaines d'années), d'un jeu que j'appellerai le jeu de l'individu face à la société (en prenant jeu en un sens large incluant par exemple la corrida et la roulette russe). C'est un jeu à coalitions : chaque individu joue simultanément, d'une part sa partie face à la société, et d'autre part, les parties des autres, en tant que membre de la société, allié plus ou moins temporairement, plus ou moins consciemment à différents groupes (coalitions) constituant la société. L'individu peut jouer personnel pour défendre en priorité son intérêt propre, ses goûts, ses choix de vie, contre une coalition qui s'y oppose ; il peut au contraire jouer conformiste, avec les groupes sociaux dominants, tenter de faire céder les individualistes et renforcer la puissance de ces groupes.
L'objectif de la société est de se maintenir, mais les moyens ne sont pas fixés une fois pour toutes car les lois sont changeantes.
L'individu cherche, disons le bonheur, sous une forme qu'il a choisie ou qu'il a laissé la société choisir pour lui. Sa mort terminera sa partie. Il peut remporter des batailles locales, marquer des points contre tels autres individus, ou contre la société (qui cherche, typiquement, à le faire travailler le plus possible et penser droit). Dans de rares cas, il peut infléchir l'évolution de l'Histoire. Gagner pour l'individu, serait arriver à agir et à atteindre des objectifs qu'il aurait définis pour lui-même en toute indépendance et liberté. Qui a jamais gagné ?
La société peut utiliser la force (cas des régimes totalitaires), la loi (la censure sous ses diverses formes est une manifestation particulièrement claire de l'antinomie entre la société qui interdit et les individus, créateurs censurés d'une part et public interdit d'accès aux œuvres censurées d'autre part), mais sa meilleure stratégie est de faire croire aux individus qu'il y a identité entre leurs buts personnels et les siens.
Elle dispose d'un arsenal éprouvé pour ce faire : promotion des valeurs morales : honneur, religion, courage, patriotisme, goût du travail, esprit d'équipe, esprit grégaire, "racines" et traditions, etc. La promotion de la Famille est aussi une arme essentielle : d'une part la natalité est nécessaire au maintien de la société, et d'autre part, plus la famille est nombreuse et plus ses membres sont englués comme des mouches dans une toile d'araignée d'obligations multiples (travail, cuisine, éducation, réunions) et de sentiments imposés (réjouissance lors d'une naissance ou d'un mariage, tristesse lors d'un décès). Qui n'a rêvé un jour de changer d'identité, de renaître en terre inconnue, libre de toute famille et de tout passé ?
Les religions traditionnelles confortent la société, et en sont une arme essentielle dans sa lutte contre l'individualisme. Les sectes et nouvelles religions inquiètent car elles cultivent, soit la séparation d'avec la société, soit le développement individuel, mais dans les deux cas, elles ne jouent pas le jeu de la société.
Parmi les stratégies de la société, on peut distinguer...
- Le contrôle des corps : impératifs d'élégance, de propreté, de pudeur, de santé, et tous les interdits et obligations sexuels.
- Le contrôle des pensées : intériorisation forcée de principes éthiques et politiques formulés en termes de nature humaine, d'efficacité, de sécurité, de progrès (dans quel sens ?), de solidarité, de travail, de compétition ; refus de penser l'échec, la mort, le risque, la fin de l'humanité ; intoxication publicitaire (et idéologique), pseudo-information et abrutissement médiatique.
- Les obligations grégaires : devoirs de mémoire, racines, communautés, traditions familiales et régionales, modes imposées par les commerçants (en faisant croire à l'exercice d'une liberté personnelle).
L'individu doit choisir une stratégie, éventuellement la non-stratégie consistant à se laisser porter par le courant. La révolte frontale contre toutes les valeurs conduit tout droit en prison surtout en cas de passage à l'acte (la liberté d'expression et de communication ayant des limites, une révolte purement verbale ou écrite peut déjà causer bien des ennuis).
À moins de faire le choix du conformisme total à l'idéologie dominante B travail, famille, patrie (dont une forme affaiblie consiste à crier devant sa télévision quand l'équipe nationale de truc ou de machin marque un point, mais le prestige du "kamikase" n'a pas partout disparu), religiosité molle, qui se veut tolérante et humaniste, éloignée de toute conviction ferme, immédiatement qualifiée péjorativement d'intégrisme B l'individu doit donc ruser, en adopter des morceaux, s'associer à d'autres individus pour en refuser d'autres, refouler ses désirs, se dédoubler comme le Dr. Jekyll.
Si nous naissons libres en droit, nous ne naissons pas libres de fait : conditionnés de multiples façons, nous ne pouvons que tendre vers un peu plus de liberté. Les modèles de non-conformisme proposés parfois (l'ermite retiré du monde, le philosophe dans sa tour d'ivoire, le marginal qui se choisit tel, l'individualiste aristocratique vanté par Georges Palante en s'inspirant de Nietzsche) sont en un sens contradictoires. Le chemin vers un peu plus de liberté ne peut être que personnel.
Le suicide est une stratégie possible de l'individu contre la société, comme la conscription en est une (entre autres) de la société contre l'individu. Par le suicide, l'individu met fin à sa partie (éventuellement, il lance une attaque post mortem contre ses proches ou ses ennemis). Il refuse de continuer à jouer un jeu, qu'il n'a pas choisi de jouer et dont on lui a imposé les règles, l'une d'entre elles étant que le jeu doit se poursuivre le plus longtemps possible. Il fait comme le joueur d'échecs qui balaye les pièces de l'échiquier et frustre son adversaire de la victoire. Il fait comme le spectateur qui quitte la salle au milieu d'un film ennuyeux ou insupportable de violence ; mais le film en question, celui qui est sa vie, est unique, et hors de la salle c'est le néant et non le soleil ou la fraîcheur du soir.
Par le suicide, disparaissent un individu et un petit fragment du jeu social, constitué de sa partie et de sa participation aux parties jouées par la société contre tous les autres individus. La société se trouve donc amputée (un peu) et surtout, superbement refusée, par un acte de liberté.
La société n'a pas dans son jeu de joker semblable (si, la guerre). Elle est bien sûr touchée, par la perturbation locale du système des relations sociales, elle est surtout effrayée par la peur de la contagion, et terrorisée par l'affirmation radicale de la liberté individuelle absolue B absolue car payée au prix maximal, le banco du joueur qui mise tout ce qui lui reste.
Les sociologues, psychologues et moralistes sont appelés à la rescousse pour expliquer le suicide et nier la liberté (je sais bien que tous les suicides ne sont pas des manifestations de liberté).
Les philosophes et les sociologues font tout leur possible pour camoufler les antinomies entre l'individu et la société. Ils sont payés pour cela.
Les antinomies étant identifiées, est-il possible de proposer un compromis ? Mais proposer un compromis, n'est-ce pas nier l'antinomie fondamentale, et finalement, prendre le parti de la société ?
Pourquoi faudrait-il proposer un compromis ? Un compromis entre l'eau et le feu, c'est un tas de cendres humides ; ça pue. Je préfère contempler tour à tour la cascade et les bûches qui flambent.
Je ne suis ni juriste, ni politicien, ni moraliste, ni psychologue. Je ne propose ni lois ni conseils individuels. Comme l'entomologiste qui regarde se battre deux groupes de fourmis, j'observe et je cherche à comprendre.
Objection : Certains penseront que s'il en est bien comme je l'écris, il n'y a guère d'espoir pour l'espèce humaine.
Réponse : L'antinomie existe et il ne sert à rien de la nier. De même, la certitude de la mort n'empêche pas de vivre. En prendre conscience est nécessaire pour un cheminement vers plus de liberté personnelle. Et s'il doit en résulter la fin de l'humanité, qu'importe !
Bruno Courcelle
Courcelle@iname.com
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