Je vous en livre la version française:
« Disons-le d’emblée, puisque le débat ne fait que débuter sur le meilleur moyen de penser le monde de l’après-11 septembre (et parce que c’est la seule attitude adulte, la seule digne d’un homme) : les Français avaient raison. Répétons-le : les Français - oui, ces « singes veules bouffeurs de fromage », comme leurs détracteurs américains les appelaient si éloquemment - avaient raison.
« Soyez prudents ! » Telle était la mise en garde, point d’exclamation compris, que le président Jacques René Chirac a adressée à « [ses] amis américains » lors d’une interview accordée à CNN le 16 mars, juste avant que le Pentagone déclenche l’invasion de l’Irak. « Réfléchissez bien avant de faire quelque chose qui n’est pas nécessaire, mais qui peut se révéler très dangereux », conseillait Chirac. Et il ne s’agissait pas là d’un avertissement de dernière minute, mais du point culminant d’une démonstration longuement développée par la France, soulignant les dangers d’une intervention sous l’égide américaine, et défendue pendant des mois à New York auprès des Nations unies et lors de réunions à Paris, à Prague et à Washington. Bien sûr, la guerre ne manquait pas d’opposants, en Europe et ailleurs, mais personne n’a avancé d’arguments hostiles avec autant d’insistance ou d’exhaustivité que les Français, Dieu les bénisse.
Mais les Américains, ou du moins le gouvernement Bush, n’ont pas prêté attention à ces mises-en-garde françaises, qui faisaient valoir non seulement que cette guerre était une mauvaise idée, mais que cette invasion pouvait avoir des conséquences néfastes pour les intérêts occidentaux et pour la lutte contre le terrorisme. Et voilà que notre gouvernement se retrouve dans une position de plus en plus inconfortable en Irak, où un contingent de 130000 hommes est la cible d’une campagne de guérilla sophistiquée et sanglante, menée à la fois par des combattants islamistes étrangers et par des partisans de Saddam Hussein.
Aux États-Unis mêmes, la majorité de l’opinion s’oppose à ce que le Congrès accorde au président les 87 milliards de dollars qu’il demande pour les opérations militaires et la reconstruction en Irak et en Afghanistan. En outre, la Maison-Blanche s’efforce tant bien que mal d’expliquer l’absence à ce jour d’armes de destruction massive, dont l’existence supposée était après tout la raison première de cette guerre.
Même les va-t-en-guerre les plus acharnés reconnaissent que les États-Unis sont voués à « une longue et pénible corvée » en Irak, comme l’écrivait le secrétaire d’Etat à la Défense Donald Rumsfeld dans un mémo récemment révélé au public. Bref, l’Amérique risque fort de se retrouver prise à un piège qu’elle s’est tendu à elle-même. Les Français avaient trois revendications majeures : la menace constituée par Saddam n’était pas imminente et aucune arme de destruction massive n’avait été trouvée ; installer la démocratie en Irak serait un processus lent et sanglant ; une intervention hors du cadre des Nations unies amplifierait la colère contre l’Amérique dans le monde musulman.
Toute approche pragmatique repose sur la mémoire, sur la faculté de tirer des leçons d’expériences passées similaires. Ce qui ne va pas de soi. Les opposants américains à la guerre, et particulièrement les opposants de gauche, étayaient leur mise en garde par un parallèle avec le Vietnam. Cela n’avait rien d’absurde, puisque le conflit vietnamien impliquait effectivement un choc de civilisations, et que les Américains n’ont jamais vraiment compris le milieu social et politique radicalement étranger où opéraient leurs forces armées.
Mais le Vietnam ne fait pas partie du Proche-Orient, ce n’est pas un pays musulman ; en outre, c’était l’un des théâtres de la guerre froide, où l’Union soviétique comme la Chine prêtaient main-forte aux guérillas antiaméricaines. Un seul pays occidental a fait l’expérience récente, intime et sanglante d’être en position de puissance occupante en territoire arabe, face au soulèvement d’une population musulmane : et ce pays, c’est la France, qui a accordé l’indépendance à l’Algérie en 1962 après avoir échoué pendant huit ans à mater une rébellion menée par des adversaires qui tuaient de sang-froid, n’hésitant pas à poser des bombes dans des boîtes de nuit d’Alger fréquentées par des adolescents français.
Selon un de ses vieux amis et conseillers, Chirac a retenu de l’expérience algérienne la leçon suivante : une occupation, même animée des meilleures intentions, est vouée à l’échec dès lors que le sentiment populaire est hostile à l’occupant : « Il a appris qu’avec toute la bonne volonté du monde, quand on est l’occupant, quand on est perçu comme tel, la population veut que vous partiez. » Et selon la même source, Chirac était convaincu par-dessus tout que les Américains finiraient par apparaître aux yeux des Irakiens non comme des libérateurs, mais comme des occupants. Il prévoyait une sorte de répétition de la tragédie algérienne, un « cercle vicieux » où des actions de plus en plus violentes contre l’occupant provoqueraient de sa part une riposte de plus en plus brutale, en un cycle qui attiserait fatalement le ressentiment de la population à l’encontre de l’occupant.
Selon les protagonistes français, c’est cette vision qui formait le nœud du désaccord entre Chirac et Bush lors de leur tête-à-tête de novembre dernier à Prague, où les dirigeants américains et européens étaient réunis pour discuter de l’élargissement de l’Otan (malgré des entretiens téléphoniques, ce fut leur dernier grand échange de vues pendant les six mois précédant la guerre).
Selon un haut dirigeant français qui a eu accès aux minutes manuscrites de cette conversation, Chirac avait évoqué non les risques posés par la phase de combat de cette campagne militaire, que les Français prévoyaient de courte durée, mais les périls de l’après-guerre, notamment le danger de sous-estimer la vigueur du nationalisme arabe, et la violence qui prévaudrait dans un pays qui n’avait jamais connu la démocratie.
Toujours de même source, Bush aurait répliqué qu’il s’attendait pour l’après-guerre à une résistance armée d’éléments liés au régime baassiste de Saddam, mais jugeait hautement improbable que la population dans son ensemble en vienne à considérer les Américains comme des occupants. Et Chirac aurait rétorqué à Bush que l’histoire trancherait. La Maison-Blanche s’est refusée dernièrement à tout commentaire sur cette rencontre.
Les Français ne sont donc pas des novices en matière d’occupation. Pas plus que lorsqu’il s’agit de contrer le terrorisme international. Ils avaient quitté l’Algérie avec un sentiment d’humiliation, et quelque peu échaudés. Dans leurs premiers efforts pour faire face à la menace nouvelle du terrorisme islamiste, ils ont adopté une politique de conciliation, une approche qui accordait aux groupes terroristes à visées internationales la permission tacite d’utiliser le territoire français comme base logistique, tant que ces groupes ne prendraient pas la France elle-même pour cible. Il n’est donc pas étonnant que la France soit devenue un havre pour les terroristes internationaux. Mais après quelques décennies Paris disposait d’un potentiel antiterroriste, axé sur la prévention des attentats, d’une efficacité sans égale dans le monde occidental. Et les Mirage français larguaient des bombes sur l’Afghanistan.
Derrière cette volte-face se cachent les leçons qu’ont apprises les Français sur les moyens à employer pour lutter contre le terrorisme islamiste. C’est cette expérience, conjuguée à celle de la guerre d’Algérie, qui a façonné avec une grande netteté le point de vue français sur l’après-11 septembre, et qui aide à comprendre pourquoi les Français étaient tellement convaincus que l’Irak n’était qu’un enjeu secondaire dans la lutte contre le terrorisme.
De fait, la France a décidé de dépolitiser la lutte contre le terrorisme. « Les Français abordent le terrorisme comme nous abordons la question de la Banque centrale : une affaire trop sérieuse pour être confiée aux politiciens », explique Jeremy Shapiro. Le dispositif français repose sur une équipe de magistrats parisiens dont les pouvoirs d’investigation quasi illimités feraient pâlir d’envie John Ashcroft. Grâce à une compétence bâtie sur d’innombrables enquêtes, ces magistrats sont parvenus à remonter aux racines des réseaux du terrorisme islamiste international, et donc à obtenir des informations sur les attentats au stade même de leur préparation.
Les résultats sont impressionnants, et ont contribué à protéger non seulement les Français mais aussi les Américains. Dans ce contexte, la réaction française au 11 septembre représentait l’ultime répudiation de la doctrine de l’immunité territoriale. A l’idée que la France était en quelque sorte à l’abri du terrorisme a succédé une solidarité nouvelle, d’autant plus étonnante que l’antiaméricanisme était une constante de la politique française. « Nous sommes tous américains », proclamait la une du « Monde » le 13 septembre 2001. Et c’est sous la présidence de Jean-David Levitte (devenu depuis ambassadeur de France à Washington) que le Conseil de Sécurité des Nations unies a, pour la première fois de son histoire, déclaré qu’un acte de terrorisme équivalait à un acte de guerre. C’est en s’appuyant sur ce fondement légal que la France s’est associée aux États-Unis dans leur campagne pour renverser les talibans. l Cette unité, on le sait, a été de courte durée, s’effritant à mesure que la perspective d’une guerre en Irak devenait de plus en plus probable au fil de l’automne 2002. La France avait pour priorité affichée de se concentrer sur Al-Qaida et les réseaux terroristes affiliés, et sur la poursuite d’un combat qu’elle considérait comme inachevé contre les talibans et autres combattants islamistes qui se regroupaient en Afghanistan et au Pakistan.
Au vu de ce qu’ils savaient d’Al-Qaida et des réseaux terroristes apparentés, les Français ne percevaient aucun lien entre le régime de Saddam et Ben Laden et consorts. En décembre 2002, les autorités françaises ont arrêté une dizaine de Maghrébins liés à Al-Qaida, qui préparaient des attentats contre des cibles parisiennes. Elles soupçonnaient l’existence de liens entre Al-Qaida et les rebelles tchétchènes, mais pas entre Al-Qaida et Bagdad ; à l’époque, des responsables français l’ont publiquement déclaré.
Cependant, les Français n’excluaient pas le recours à la force contre l’Irak. En fait, l’hostilité française à une attaque lancée par les États-Unis se fondait sur une question de légitimité. De quelle autorité, demandaient-ils, se prévaloir pour justifier le recours à l’action militaire ? Vieille pomme de discorde entre les deux pays, qui remonte au début de la guerre froide ; mais l’Irak transformait ce différend en véritable antagonisme.
Les Français rejettent l’idée de l’exceptionnalisme américain, ce spectre qui hante notre inconscient politique et qui resurgit régulièrement dans les discours de nos présidents. L’exceptionnalisme américain, c’est l’idée que les États-Unis auraient un rôle unique à jouer dans la croisade pour la liberté dans le monde, et qu’ils seraient à même d’accomplir cette mission non seulement grâce à leur gigantesque puissance militaire, mais également par l’exemple irrésistible qu’ils offriraient au monde d’une société démocratique et dynamique réussie.
Récapitulons. Les Français avaient vu juste sur l’Irak, pour trois raisons majeures. Premièrement, du fait de leur expérience, ils disposaient du meilleur des prismes pour observer la confrontation irakienne : l’Algérie. Deuxièmement grâce à leurs efforts couronnés de succès dans la lutte antiterroriste, ils étaient en mesure d’évaluer par eux-mêmes la menace représentée respectivement par Al-Qaida et les groupes similaires et par le régime de Saddam.
Enfin, les Français avaient de bonnes antennes : ils possédaient une vision exacte de la position qu’adopterait l’opinion publique internationale, et plus particulièrement musulmane, vis-à-vis de la prétendue légitimité d’une intervention américaine. Ils se sont montrés des observateurs plus attentifs et plus lucides que les Américains.
Et les Français ont été critiqués pour de mauvaises raisons. Bush et son camp se sont heurtés à Jacques Chirac, à son obstination et à ses 70 ans. Personne, pas même ses amis, ne le considère comme un théoricien ou un grand stratège. Et il a un penchant moins pour les concepts vagues que pour la condescendance. Sur la question irakienne, il a laissé paraître son sentiment de supériorité sur Bush, de quatorze ans son cadet, un homme entré à la Maison-Blanche sans aucune expérience préalable des affaires étrangères (Chirac a davantage d’estime pour Bush senior, ce multilatéraliste qui a combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et a dirigé la CIA avant d’accéder à la présidence). Sa mise en garde finale (« Soyez prudents ! ») était précédée d’une déclaration typiquement chiraquienne - autrement dit, condescendante : « Personnellement, j’ai une certaine expérience de la politique internationale. »